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Manège, scène nationale - reims

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le bénéfice du doute par Christian Rizzo (entretien)


Christian Rizzo parle de son spectacle, le bénéfice du doute, après deux semaines de répétitions dans le studio de l’Opéra de Lille.

Pour l’instant, ne soyons pas trop efficaces

Tout à l’heure, j’ai dit aux sept danseurs qui travaillent avec moi : « pour l’instant, ne soyons pas trop efficaces. On aura l’occasion de l’être en temps voulu. » Etre efficace, pour moi ça veut dire faire apparaître une forme et chercher à en révéler la perfection. Ce qui m’intéresse pour l’instant, ce sont davantage les énergies en présence que les compositions qui peuvent se mettre en place. J’ai envie de laisser le plus longtemps possible au vestiaire le souci d’efficacité. Je donne beaucoup d’indications en direct : « sors du plateau », « couche-toi là », « attrape son pied droit avec ta main gauche »… Mais c’est juste pour faire avancer la machine. Nous sommes au seuil du travail d’écriture et je ne veux pas figer trop tôt les lignes directrices de la chorégraphie à venir. Cette phase indéterminée offre à tout le monde une grande liberté et me permet d’exercer mon regard en temps réel.

Il se passe déjà quelque chose

Pendant les répétitions, j’agis toujours comme un spectateur total : mon regard fonctionne à 360 degrés et s’active dès qu’on a poussé la porte du studio. Les danseurs se déchaussent, enfilent leur tenue de travail, commencent à s’échauffer, s’immobilisent dans une position… Il se passe alors déjà quelque chose. Je suis face à un espace et des corps dans un espace. C’est comme lorsque tu rentres chez quelqu’un, tu ouvres la porte et tu découvres un univers. La page blanche n’existe pas en danse. On ne part jamais de zéro. Mon travail, à cette étape des répétitions, consiste non pas à « répéter » mais à repérer ce qu’il y a déjà, ce que j’ai déjà sous les yeux, ce qui a déjà commencé. Je prends le temps de faire émerger la vérité des situations mises en jeu par les corps dans un espace donné. Je me pose une seule et même question : « Les signes que je vois vont-ils nourrir mon enquête pour révéler le spectacle ? » le bénéfice du doute. en tant que nouvelle pièce existe déjà. C’est juste qu’on n’arrive pas encore à la voir vraiment.

L’observation du réel

Il y a deux ans, j’ai quitté Paris pour m’installer à Lille. Me projeter dans un nouveau lieu de vie a profondément changé le regard que je porte sur ce qui m’entoure. Parce que je ne connaissais pas la ville, je suis devenu un observateur inlassable de l’espace public. Je scrute les rapports entre les gens, les micro-événements qui surgissent au coin de la rue. Je m’intéresse aux situations qu’esquissent les corps dans les environnements les plus prosaïques. Deux personnes qui s’embrassent au rayon lessive d’une grande surface peuvent soudain métamorphoser l’atmosphère des lieux. D’autres clients du magasin s’arrêtent, les regardent. Le temps suspend son envol. Des brèches s’ouvrent dans le quotidien. De façon non mimétique et non psychologique, je m’efforce de compléter ce que je puise au cœur du réel.

Origine archaïque

Le théâtre est littéralement le lieu d’où l’on regarde (du grec theatron). J’en suis toujours à cette origine archaïque : mettre devant le regard des corps dans toute leur phénoménalité. Je cherche à faire apparaître des situations que l’on ne voit plus parce qu’elles n’ont a priori rien de spectaculaire. La scène permet de recadrer les choses, d’intensifier les présences et de condenser les gestes pour libérer leurs charges émotionnelles. Je suis profondément attaché au théâtre comme ultime endroit de rassemblement et d’échange autour d’une proposition artistique qui en même temps qu’elle se dévoile invente son propre langage. Pour moi, ce qu’on appelle le spectacle vivant est connecté à une dimension supérieure qui relève du sacré. Une forme de sacré en marge du religieux.

Décor invisible

Contrairement à mes précédents spectacles, le point de départ du bénéfice du doute. n’est pas scénographique. Autrement dit, les danseurs n’habitent pas un environnement fictionnel préconçu comme c’était par exemple le cas dans l’oubli, toucher du bois (2010). Je ne souhaite plus les faire évoluer dans un cadre qui leur préexiste.
Ma préoccupation est de mettre en scène leurs énergies. Les corps sont désormais livrés à eux-mêmes et doivent se confronter au vide qui les enveloppe. De l’abstraction du mouvement adviennent des situations et des espaces. le bénéfice du doute. n’est pas pour autant un spectacle sans scénographie : un décor invisible s’invente à travers les corps, la lumière et la musique. Leurs interactions produisent des vibrations. Des trajectoires fictionnelles prennent peu à peu corps. La musique électronique composée par Scanner trace des incises dramaturgiques comme la lame de cutter dans les toiles de Lucio Fontana.

Sol phosphorescent

Sans décor tangible, le mouvement des danseurs doit assurer ses propres fondations. L’énergie qu’ils libèrent constitue l’armature de toutes leurs actions. Il me semble important de matérialiser, d’une manière ou d’une autre, ce rapport à la production d’énergie, à la « dépense » comme dirait Bataille. J’imagine qu’à un moment du spectacle le sol pourrait ainsi devenir phosphorescent. Cette épiphanie lumineuse restituerait toute l’énergie emmagasinée dans le sol. Quelque chose d’immanent et de tellurique.

Qu’est-ce qui nous maintient encore en mouvement, si ce n’est le doute ?

Il n’y a rien de plus réjouissant que de douter ! Le doute est une forme d’affirmation qui laisse toutes les certitudes en jachère. Dans un monde saturé de convictions plus ou moins bidon, la scène révèle toute la valeur du doute. Dès lors que l’on commence à douter, tout peut se mettre en mouvement. Le doute est une promesse de nouveauté. L’imaginaire peut en effet s’émanciper des préoccupations matérielles qui le brident. En tant que chorégraphe, je n’ai rien à vendre, je n’ai pas de message politique à faire passer ni de croyance à inculquer aux autres : mon bénéfice, c’est le doute.

Propos recueillis par Stéphane Malfettes, le 26 octobre 2011